Le coronavirus reprend du service et les Ehpad restent ouverts, confrontant plus que jamais les directeurs au difficile exercice d’équilibriste entre respect des recommandations des tutelles et écarts potentiels, leur responsabilité toujours dans la balance. Pour y voir plus clair, la plateforme Entraide a organisé un webinaire sur le sujet dont voici la synthèse.
Un nouveau cycle s’ouvre: le pays est reconfiné depuis ce 30 octobre, mais les visites en Ehpad restent possibles.
De quoi pour les directeurs à nouveau s’arracher les cheveux pour faire coïncider les préconisations des autorités nationales et locales avec les réalités de leurs établissements. Il faut encore et toujours empêcher le virus d’entrer ou, du moins, de faire trop de dégâts, sans pour autant verrouiller tous azimuts… ni risquer un procès.
En ces temps incertains, le webinaire organisé le 23 octobre par la plateforme « Entraide » sur le thème « Liberté des résidents et liberté d’organisation » n’était pas inutile.
Il a pris la forme d’une table ronde entre des actrices de terrain qui ont formulé leurs préoccupations, et un avocat qui a décrypté les protocoles en vigueur et donné des clés pour garder de la souplesse en restant dans les clous.
Sabine Condomines, directrice générale de l’Association pour la gestion d’oeuvres sociales (Agos), gestionnaire de trois Ehpad en nord Seine-et-Marne, a relaté qu’au printemps, ces établissements avaient affronté « de premiers cas suspects dès le 20 mars », se remémorant « un démarrage précoce et assez intensif » en regard de décisions ministérielles prises un peu sur le tard.
« On nous demandait déjà d’isoler les cas suspects » mais sans accès aux tests. « On était aussi dans un temps où on n’avait pas de lecture très claire du tableau clinique des symptômes », lesquels pouvaient « varier ». Enfin, Sabine Condomines s’est souvenue qu’à ce moment, les professionnels n’avaient « quasiment aucune perspective de prise en charge thérapeutique ». Les sérologies ont montré après coup qu’ « à peu près 60% des résidents avaient été touchés. »
C’est ce « contexte inédit, brutal » qui a décidé l’association à « dès le départ, appliquer les consignes de l’ARS [agence régionale de santé] sans trop se questionner ». La faute à une absence de « recul suffisant pour avoir des analyses sereines face à l’impensable qui s’abattait sur nous », a expliqué la directrice générale d’Agos. Sans oublier « les médias tournés vers les établissements, avec un fort risque de responsabilité dans le cadre de nos choix de décisions d’organisations ».
Résultat, comme dans de nombreux autres établissements, des résidents « rapidement isolés en chambre sur un temps assez long », et « des mesures très strictes sur l’interdiction des visites ».
« Quelle part d’injonction ou d’appui des doctrines? »
« Tout cela a laissé des séquelles », a souligné Sabine Condomines. Raison pour laquelle « en juillet, en lien avec le conseil d’administration », l’association a travaillé « autour du droit du résident afin de retrouver du sens » dans les accompagnements, mais avec l’évolution rapide de la situation sanitaire, les interrogations sont revenues.
Début octobre, les Ehpad étaient concernés par un « plan de lutte contre l’épidémie ». S’y sont ajoutées, a relaté la directrice générale d’Agos, « des fiches action de l’ARS », l’Ile-de-France étant alors « passée en niveau 3 d’alerte ».
« On s’est posé la question de comment envisager nos organisations, [de] quelle est la part d’injonction ou d’appui de ces doctrines », a-t-elle décrit.
Evoquant à nouveau « la responsabilité », véritable « poids » pour les gestionnaires, elle se demande « quelle valeur donner aux doctrines, quelles sont les marges de manoeuvre pour les Ehpad et dans tout ça où est le résident? »
Claudette Bouaziz, directrice adjointe en charge des relations au sein des établissements d’Agos, a renchéri, se demandant: « Même si on est mieux armés, quand il y a un cas dans un Ehpad, faut-il reconfiner tout le monde, Comment contacter les familles » et en somme, « comment maintenir la liberté de choix pour les résidents, les protéger et protéger les autres? »
« Conseils un peu insistants » plus « qu’instructions fermes »
Diego Pollet, docteur en droit, avocat au barreau de Paris et cofondateur et président de l’association « Pour les droits des aînés et de leurs proches », a tenté de répondre en s’appuyant sur les derniers protocoles en date, à commencer, donc, par le « plan de lutte » du 1er octobre, assorti par la suite du document « 10 repères pour protéger sans isoler », en référence au mantra répété en boucle par le ministère des solidarités et de la santé depuis cet été.
« Dans toutes vos interrogations sur ce qui est possible ou pas, ‘protéger sans isoler’, c’est le principe essentiel », a insisté l’avocat.
Et si le plan « a l’ambition de « rassembler toutes les recommandations nationales », on y retrouve la formule, loin d’être anodine: « Toutefois, il est rappelé qu’il revient aux directrices et directeurs d’établissement de décider des mesures applicables localement », a-t-il rappelé.
Ainsi, les recommandations s’apparentent à « des conseils un peu insistants, pas des instructions fermes ni des obligations absolues », a souligné Diego Pollet, citant les « nuances apportées au travers de cinq précisions »:
- « Il revient au directeur de décider des mesures applicables localement », ce qui veut dire qu’il « endosse en premier la responsabilité des décisions prises »
De plus, le directeur décide:
- en fonction de la situation sanitaire de l’Ehpad
- dans le respect des préconisations locales délivrées par l’ARS
- après une vraie concertation avec l’équipe soignante
- après une consultation des conseils de vie sociale (CVS)
- et enfin, les décisions prises doivent être communiquées aux bénéficiaires et à leurs familles.
L’avocat a pointé une contradiction entre d’un côté la formule « dans le respect des préconisations locales délivrées par l’ARS » -ce qui veut dire que « c’est obligatoire »- et la nécessité « d’une vraie concertation avec l’équipe soignante » d’une part, et celle de « la consultation » des CVS d’autre part.
Autrement dit, « si vous devez respecter à la lettre les recommandations très précises des ARS », et ce « alors qu’elles sont un peu larges et détaillées », il n’y aurait « plus matière à concertation ni à consultation », a conclu l’avocat, donnant ensuite des pistes pour « tenir ensemble ces injonctions un peu contradictoires ».
« Justifier les écarts et en conserver les traces »
Diego Pollet a assuré que « le début de la solution » résidait dans la phrase « Echanges avec l’ARS pour ajuster la réponse épidémique » à la page 2 du plan.
Ainsi, « quelles que soient les décisions que vous prenez, surtout si elles s’écartent de ce qu’écriraient précisément les tutelles, restez dans un échange régulier avec elles », a-t-il encouragé.
« Si, compte tenu de la situation dans votre établissement, du résultat de la concertation avec l’équipe, de la consultation du CVS, que vous pensez bon de vous écarter plus ou moins des recommandations ou des prescriptions, cela me paraît possible », a-t-il ajouté, sous réserve de « prendre certaines précautions »:
- d’une part, « justifier précisément votre écart » en prenant garde à « six points d’attention »: la limitation dans le temps si cela restreint la liberté des résidents, la proportionnalité de la décision prise par rapport au but recherché, l’individualisation des mesures, la collégialité des prises de décision -sans oublier le CVS-, la recherche du consentement des résidents et du personnel et enfin, une réévaluation régulière des règles de confinement
- ensuite, « soumettre cet argumentaire à la tutelle », ou si cela est fait dans l’urgence, « au moins l’informer en temps réel »
- et surtout, « conserver des traces écrites de ces échanges et de vos justifications ».
L’avocat a aussi rappelé la pertinence du dernier protocole d’août « relatif au renforcement des mesures en cas de dégradation de la situation épidémique », et notamment sa « longue annexe sur les recommandations relatives au confinement en chambre ».
Diego Pollet a également cité le protocole relatif à la santé et à la sécurité des salariés en entreprise, actualisé le 16 octobre.
Interrogé sur le comportement à avoir face à des collaborateurs, familles ou résidents en désaccord avec les décisions prises, l’avocat a rappelé que « la mission de la direction est d’arbitrer entre des points de vue différents et contraires » et il a encouragé à « justifier précisément l’arbitrage en fonction des critères cités plus haut ».
« Il est important de bien montrer qu’on a pris en compte, entendu et respecté chaque position » mais de finir par répondre « qu’en fonction de tel raisonnement, ‘moi, directeur, je décide de faire ainsi' », a-t-il dit, conseillant aussi « idéalement de mettre la tutelle dans la boucle de réflexion avant de trancher. »
Enfin, Diego Pollet a encouragé les directeurs d’Ehpad à prendre contact avec « un médiateur » ou du moins « une personne ressource » sur leur territoire, de « bien repérer la personne dans le paysage et prendre contact en amont pour une meilleure réactivité » en cas de grosse tension.
Article écrit par Claire Beziau, journaliste.